Pour mieux comprendre cette analyse profonde de Claude Dauphin, musicologue, professeur Emeritus enseignant à l’UQUÁM (Université du Québec à Montréal), il est important d’avoir écouté l’album dont le lien est affiché dessous:
Pinnalaganash, Volim III (L'album)
Pinnalaganash-Chantrèl 3 (pour quatuor à cordes) Le double titre de cette œuvre aspire à la fois au référentiel et au formalisme. Le titre référentiel, comme je l’ai théorisé dans l’un de mes ouvrages ¹, cherche à relier l’œuvre à des événements extra-musicaux : pittoresques, religieux, géographiques, dramatiques, etc. Son usage est commun dans la musique descriptive ou musique à programme. Gifrants se place dans cette tradition avec son Pinnalaganash, néologisme facétieux inspiré du créole haïtien Kinalaganach, signifiant : « tiens bien la bride ». L’expression relève à la fois de l’anglais keen, tenir, s’agripper, et du vieux français ganache, partie de la bride fixée au mors, en passant sur la mâchoire du cheval. Le versant formaliste du titre, Chantrèl, renvoie, au contraire, à la structure interne de l’œuvre musicale. Ce mot désigne la voix supérieure de la mélodie, celle qui surplombe l’ensemble musical. Dans les bandes ambulantes du rara, sorte de carnaval rural haïtien, on appelle reine-chanterelle la meneuse de chant, par analogie à la plus aiguë des cordes du violon, la chanterelle. Les sept pièces constitutives de cette œuvre donnent à entendre les deux procédés : 1) le référentiel, dans le titre créole de chacune des pièces, évocateur des péripéties d’un drame sous-jacent; 2) le formalisme, perceptible dans le rôle prédominant du premier violon, porteur d’une mélodie accompagnée par les trois autres instruments du quatuor, le second violon, l’alto et le violoncelle.
1. Priyè Tanprisouple (prière et supplication). Cette pièce, grâce à son caractère modal où prédomine une organisation pentatonique anhémitonique (gamme de cinq sons sans demi-ton), traduit l’oraison annoncée dans le titre. Elle se subdivise en six sections subtilement unifiées : Solenne (mes. 1-22), Con dolore (mes. 23-51), Solenne (mes. 52-73), Animato (mes. 74-86), Primo tempo con dolore (mes. 87-104), Solenne (mes. 105-126). Le retour périodique de l’épisode « solennel », après des sections de rupture, fait ressortir la structure en rondo de cette pièce paisible et méditative.
2. Dezagreman (ennuis). En choisissant la dissonance expressive pour exprimer la souffrance, Gifrants révèle ici une modernité qui lui était insoupçonnée. Il fait usage de procédés comme la dodécaphonie (gamme de 12 sons) instaurée par les maîtres de la Seconde École de Vienne (1915-1945) : Schoenberg, Berg et Webern. La pièce est aussi parcourue par ces gammes par tons entiers avec lesquels Debussy a instauré une nouvelle vision de la composition musicale. Les 14 stations qui constituent cette pièce douloureuse, évoquent une véritable via crucis, la marche du Christ vers la crucifixion. Le Misterioso (mes. 1-9) établit les motifs chromatiques, les glissandi et les dissonances qui communiquent leur blessure à toutes les sections subséquentes : Con espressione (mes. 10-16), Grave (mes. 16-20), Misterioso (mes. 21-26), Con brio (mes. 27-31), Con moto (mes. 31-41), Con dolore (mes. 42-59), Con brio (mes. 60-61), Misterioso (mes. 62-70), Con espressione (mes. 71-77), Grave (mes. 77-81), Misterioso (mes. 82-87), Con brio (88-94), Dolce (mes. 95-111).
3. Kantik nan fonbwa (cantique au fond des bois). Les cinq moments de ce cantique mélodieux se déroulent en nuances subtiles, sans véritables contrastes. La mélodie, portée par le premier violon, se maintient dans le registre suraigu pendant que les trois autres instruments exécutent des formules d’accompagnement contrapuntique ou des répons homophoniques groupés. Maestoso (mes. 1-5), Amoroso (mes. 6-38), Affetuoso (mes. 39-50), Con passione (mes. 51-55), Amoroso (56-88). La cadence finale (mes. 89-91) s’effectue sur un accord de ré mineur septième à l’état de premier renversement.
4. Gason vanyan (un homme vaillant). Une marche de violoncelle, décidée et volontaire, Alla Marcia (mes. 1-37), symbolise ce héros têtu comme l’ostinato qui le porte à travers les vents contraires des pizzicati du second violon et d’une imitation fuguée qui se joue entre l’alto et le premier violon. À partir de la mesure 13, un dialogue nourri s’installe entre le premier violon et les voix intermédiaires, sans que la marche du héros n’en soit affectée. Cet élan s’arrête soudain : une première altercation, Con brio (mes. 38), qu’une suite d’accords parfaits sur tierces parallèles, Dolce (mes. 39-56), transforme en robuste barricade pendant que le premier violon vocifère des motifs mélodiques exaspérés. Le Magnifico (mes. 57-67) apporte un apaisement soutenu par de belles envolées lyriques. Alors confiant, le héros reprend sa marche initiale et triomphante, Alla Marcia (mes. 68-104), conclue par un dernier Con brio (105-110) sur d’inoffensifs accords de septième.
5. Soubreso fatig (soubresaut et fatigue). L’accablant Lamentoso (mes. 1-16) qui inaugure cette pièce, offre en solo un thème évocateur de complainte vaudou, caractérisé par la juxtaposition de formules mélodiques préexistantes, un procédé appelé « centonisation », familier aux musicologues médiévistes. Ces divers motifs s’emboitent créant une forme télescopée (mes. 17-60). La vie se réveille un peu dans le Gustoso (mes. 64-75) et dans le Con brio (mes. 76-80) semblant annoncer un épisode plus enjoué, rapidement interrompu par un grand glissando en séquences de secondes et de tierces (mes. 78). Le Lamentoso reprend ses droits (mes. 82-89). Il traverse une autre tentative de gaieté, Gaudioso (mes. 90-105), avant de s’imposer définitivement (mes. 106-123). La cadence finale (mes. 124-129) est esquissée par un simple balancement de tonique-dominante-tonique, en do majeur, résumant la structure harmonique élémentaire d’une pièce ponctuée de tournures tantôt modales, tantôt chromatiques.
6. Konfyolo (complot). Ce mot créole, chargé de menaces et de mystères, vient de l’espagnol confio lo ²: « je te le confie, je te mets dans le secret ». D’entrée de jeu, l’Allegretto (mes. 1-121), vivement dissonant, sonne l’alerte, faisant se succéder dans l’aigu des séquences d’intervalles ascendants : seconde augmentée, quarte diminuée, quinte augmentée, quarte augmentée (triton), en alternance avec une pédale de ré, située au dixième, dans le grave. Un habile effet de contrepoint, dans les voix inférieures du quatuor, sème un épouvantable chaos. Y répond le contraste d’un unisson groupé des mêmes voix pour soutenir le cri de soulèvement du premier violon. Ces dialogues solo-masse créent un bel effet concertant, opposé au contrepoint chaotique du début. Aux mesures 27-28, le violon de dessus esquisse la citation de l’air rituel « Èzili malad o », fait rare chez Gifrants, qui préfère recréer son propre folklore. Reprend la sonnerie d’alarme jusqu’à la mesure 62, de nouveau interrompu par un dialogue concertant. L’Allegrezza (mes. 122-145) change entièrement l’atmosphère ici caractérisée par un ostinato titubant du second violon et un beau lyrisme, presqu’atonal, du premier violon accompagné de l’alto et du violoncelle. Enfin, l’Allegretto (mes. 146-168) réinstalle l’alarme, à cor et à cri, perpétuant la confusion.
7. Rara kout dlo cho, kout dlo frèt (le rara souffle le chaud et le froid). Le rara est une bande ambulante qui parodie les manœuvres militaires et les parades instrumentales qui leur sont associées. L’Allegretto (mes. 1-33) dépeint le jeu syncopé et contrapuntique des trompes de bambou (vaksin) et des cornets traditionnellement utilisés dans ces groupes. Dans le Con anima (mes. 34-47), le jeu à l’octave des deux violons crée un contraste marqué avec le contrepoint des voix inférieures. Un Adagio (mes. 48-53) sert d’introduction à la section la plus développée de la pièce, le Gracioso (mes. 54-98) qui ramène le tintamarre du début mais unifié par un ostinato en quintolets syncopés, caractéristique de la musique caribéenne. Établi au premier violon dès la mesure 54, ce rythme obstiné se déplace vers l’alto à la mesure 62. Il est varié seulement par les attaques tantôt pizzicato, tantôt arco. Le Con brio (mes. 99-105), donné en cadence conclusive, reprend un effet de rupture sur six accords parfaits plaqués qui, dans l’Allegretto initial, revenait toutes les dix mesures.
8. Sètfwasèt, Konbinezon No. 1 Ce titre pleinement formaliste – sept fois sept – désigne la morphologie heptagonale (sept parties) de cette composition pour septuor instrumental : un quatuor à cordes augmenté d’un alto, d’un violoncelle et d’une contrebasse. Cette combinaison instrumentale et formelle accorde au premier violon un rôle de virtuosité, qui procure à cette œuvre substantielle, dans sa dimension autant que dans sa conception, l’allure d’un concerto. Pour renforcer l’efficacité « orchestrale » des instruments d’accompagnement, le compositeur les fait souvent jouer à l’unisson ou à l’octave. Dans la partition, les sections successives sont marquées des sept premières lettres de l’alphabet. A se subdivise en cinq atmosphères : Maestoso (mes. 1-9), Con passione (mes. 10-23), Dolce (mes. 24-28), Con brio (mes. 29-39); Con moto (mes. 40-49). B comporte un Agitato (mes. 50-53), un Leggiero (mes. 54-66) et un Gaudioso (mes. 67-98). C contient un Armonioso (mes. 99-106), un Affetuoso (mes. 107-126) et un Agitato (mes. 127-147). D s’étire en un unique Amabile (mes. 148-196). E fait se succéder un Gracioso (mes. 197-231) un Doppio piu lento (mes. 232), « doublement plus lent » et un Doppio piu mosso (233-245), « doublement plus vite », dont l’effet annule la dynamique précédente. F entame un Con passione (mes. 246-247) rapidement remplacé par une nouvelle série de contraction et d’expansion de la vélocité, dont l’effet tend à une simple neutralisation des dynamiques. Le compositeur pousse l’esprit de numérologie jusqu’à imposer à cette section F une métrique 7/4, combinaison de 4 et de 3 unités pulsatives, analogique à la distribution instrumentale. G commence par un Con anima (295-298) suivi d’un nouveau contraste de contraction et d’élargissement du mouvement : Doppio piu mosso (mes. 299-305), Doppio piu lento (mes. 305-340). Le tout expire sur une cadence conclusive de trois mesures (341-344).
¹Claude Dauphin, Pourquoi enseigner la musique ? Propos sur l’éducation musicale à la lumière de l’histoire, de la philosophie et de l’esthétique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011.
²Jules Faine, Dictionnaire français-créole, Montréal, Leméac, 1974.
Not an easy exercise to read, understand, let alone savor this presentation / study by Prof. Claude Dauphin. As proposed by Gifrants, the reader MUST listen to Kinalaganash and second, read, even study, “Pourquoi enseigner la musique” First thing, first, the reader should be informed on how to buy both works. The why is clearly suggested at http://anayad.net/organizations/arts-and-literature/
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