Le violoncelle Imaginaire

Le violoncelle imaginaire de Gifrants

Notes de présentation par Claude Dauphin

Le violoncelliste imaginaire de Gifrants est un recueil de sept pièces pour violoncelle seul. Le défi est grand pour un compositeur de notre temps de s’aventurer sur ce terrain où règnent sans partage les six suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach, écrites entre 1720 et 1725 et la Sonate pour violoncelle seul, op. 8 de Zoltán Kodály, composée en 1915. Ainsi, fallut-il attendre près de 200 ans avant que le compositeur hongrois du XXe siècle ne vienne bouleverser les conventions de jeu établies par son prédécesseur baroque et inaugurer une nouvelle ère dans le jeu de ce noble instrument, le plus apparenté à la voix humaine. Non sans ressentir, consciemment ou inconsciemment, l’influence de son célèbre devancier, Gifrants a le mérite d’être le premier à pourvoir le répertoire savant d’Haïti, son pays d’origine, d’un ensemble d’oeuvres consacrées à ce merveilleux instrument.

Dans la première pièce, Patris Gloria, se suivent quatre épisodes notés Grave, Con calore, Con espressione, Con passione. La deuxième, Blue Moonlight, décline cinq sections : Espressivo, Amoroso, Dolce, Con anima, Morendo. Ces deux pièces sont dominées par des formules mélodico-rythmiques jouées à l’archet et rompues par des cellules contrastantes en pizzicato. Cette alternance systématique, signe le style du compositeur et donne de son discours une impression d’esquisses improvisées, de soliloques erratiques, soudain raffermies par des strettes modales, avant qu’une courte Coda n’en énonce la conclusion.

Pourtant ces pièces sont évolutives et comportent des passages lyriques. Déjà Blue Moonlight apporte en sa troisième partie une complainte modale symbolique d’une aspiration à la cohésion. Naviguant contre vents et marées, entre élans et affaissements, frayant à travers de nombreuses lézardes motiviques, cette complainte, cadençant sur des doubles cordes harmoniques, trace un chemin d’unité sereine à travers un parcours parsemé d’embûches.

Debonnaire’s Flair se distingue par une danse scherzando (Gustoso), affirmation d’une joie de vivre évidente. Puis une cadence et un pont en pizzicato conduit à une deuxième section appelée Gentile (mes. 27-62). Suit une troisième section, Gracioso (mes. 63-80), dont le scherzando évoque le Gustoso du début, effet restreint de réitération chez Gifrants. Vient une évocation de mélopée paysanne, Con Espressione (mes. 81-122). Enfin, poursuivant dans l’esprit du rappel, la pièce entame une réexposition du Gracioso avant d’amorcer une cadence finale (mes. 143-147) tenue sur des intervalles de quinte.

Solace me semble la pièce la plus intéressantes du recueil. Le Giocoso (mes. 1-24) inaugure un style percussif caractérisé par des pizzicati effervescents. Un soudain ralentissement, sur des intervalles plaqués de tierces, de quintes et de sixtes, installe une sorte de pause dans le
discours avant que ne reprenne, arco, l’esprit dionysiaque du début. Un nouvel arrêt sur un accord de quintes superposées annonce une nouvelle section (mes. 25-49) sur des motifs fragmentés en soliloques erratiques, caractéristiques du style de Gifrants : alternance de motifs ascendants et descendants en cellules de quatre doubles avec saut d’arrêt. Puis le rythme s’élargit en triolets puis en croches. La cadence repose sur une mélopée en mode éolien. Une réexposition des tambours percussifs du début (mes. 50-93) forme une coda où les pizzicati dialoguent avec d’inquiétants motifs de l’archet.

Silhouette commence par des élans de triolets (Con passione, mes. 1-22) qui scandent bien vite une cadence dorienne (mode de ré). On passe alors à l’Agressivo (23-32), jeu de motifs de tierces ascendantes, sur quatre doubles accentués, en la majeur, un des rares passages aussi évidemment tonal au contraire du langage modal prédominant. La section 3 (mes. 33-69) se veut un rappel du Tempo primo (Primer tempo, indique, en latin, la partition). Le matériau modal est pentatonique. Mais la cadence finale revient au principe de tonalité, esquissant une pirouette vers la relative mineure (fa dièse) du ton principal la majeur. La quatrième section (mes. 70-82) est notée Con Fuego (en espagnol au lieu de l’italien Con fuoco). Elle conduit à une cinquième section (mes. 83-91) notée Agressivo qui est un rappel de la deuxième section. Le Con passionne (mes. 92-113) qui suit réexpose l’introduction. Puis la pièce s’éteint Morendo sur un accord de quarte.

Broken Steps Along My Way comporte cinq sections : A) Espressione (mes. 1-23) ; B) Aggressivo (mes. 25-37) ; C) Con vivo (mes. 38-59) ; D) Con Espressione (mes. 59-68, rappel de A) ; E) Con fuego (mes. 69-fin). L’un des moments forts se situe à la partie D (mes. 53-54) où surgit cette formule de centonisation (fragment mélodique amovible) familière dans la construction des mélodies du vaudou. Elle fait office de rappel fantomatique qui vient hanter la mémoire du compositeur solitaire au cours de ses déambulations oniriques. À la section E, la métabolisation de ce motif lui attribue des teintes purement grégoriennes (mes. 81-82 ; 86-87) qui contrastent avec les accords fondamentaux (do-mi bémol-sol) et renversés (sol-mi bémol-si bémol ; sol-ré si bémol) aboutissant à conclusion plagale (quatrième degré renversé : sol-mi bémol-si bémol).

Soulful Trance, ultime mouvement du recueil, comporte six épisodes : A) Allegretto (mes. 1-36) ; B) mes. 37-53 ; C) Leggiero. Cet épisode fait un pont de 12 accords plaqués, puis réitérés, qui résonnent comme 24 coups de cloches sur le cadran d’un Jour J. D) Con brio (mes. 82-99) ; E) Allegretto (mes. 100-132). Cette section récapitule l’exposition. Elle est marquée par des jeux d’échos entre arco et pizzicato ; F) Con brio (mes. 132 à fin), est une coda cadentielle.

Ces sept pièces oniriques, aux titres sibyllins font de Gifrants un poète égaré dans les méandres de la musique. Elles sont animées d’une liberté d’improvisation axée autour du principe de la variation continue. L’opposition du jeu de l’archet et de la corde pincée (pizzicato) occupe presque toute la place dans les procédés compositionnels du Violoncelliste imaginaire dont la grammaire générale reste indifférente au langage moderne du violoncelle inauguré par la Sonate op. 8 de Kodály (1915). Pas de scordatura ni d’attaques col legno ou sul ponte ; nul jeu polyphonique ni variations de timbres. Mais on y trouve une parenté fondamentale dans
l’intérêt du compositeur haïtien pour les modes anciens, ces gammes sur tous les tons, sans dièse et sans bémols. Parmi eux, Gifrants fait grand usage du dorien (mode de ré), de l’éolien (mode de la naturel), parfois du phrygien (mode de mi), du mixolydien (mode de sol) et du pentatonique (mode de cinq sons sans demi-tons). Il pratique en toute liberté le passage d’un mode à l’autre, ce qui, en langage modal, s’appelle une métabole et remplace la modulation de la musique tonale. Côté morphologique, Gifrants cultive le genre rhapsodique : peu ou prou de réitérations, pas de développement thématique, mais un découpage en sections (entre cinq et huit) chacune marquée par un mouvement expressif noté à l’italienne, dans la bonne tradition de la musique de chambre, avec quelques glissements inattendus vers l’espagnol (Con fuego, nos 5 et 6) ou le latin (Primer tempo, no 5).

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